Vous allez où ? Vous venez d’où ? Quel est ce besoin singulier de toujours situer l’autre, comme si le nombre de kilomètres parcourus ou le point de départ allaient orienter le cours de la relation, soit amicale, soit indifférente. Des cadres, des cases, des cartes pour mieux ranger. L’ordre rassure. Alors on invente, tente d’autres questions, plus intimes, plus profondes (Pourquoi ce voyage ? Votre plus belle étape ?) ou pas (Vous avez mal quelque part ?).
Un an plus tôt, se déplaçant à vélo dans Bruxelles, Amélia est percutée par un conducteur qui s’enfuit lâchement. Son genou droit en a gardé la trace. Les granules d’arnica soulagent l’inflammation mais quand, le quatrième jour, l’étape s’annonce particulièrement longue, il est temps de renoncer. On se donne rendez-vous à mi-chemin.
Dans la fraicheur de ces matins de juin presque froids, mon pas s’accorde au courant du Lot. J’aurais dû me réjouir de ce moment de recueillement, enfin seule. Et pourtant, rapidement, je sens l’angoisse s’installer. Diffuse, indéfinissable. Et si un chien croise mon chemin ? Le fantôme menaçant d’un ancien traumatisme refait surface, incontrôlable. J’entends un bruissement à ma droite, des pas dans les buissons. Un courant glacé me traverse. Je m’arrête pour respirer et repousse à grands coups d’expirs cette ombre asphyxiante qui entortille dans son poing mes boyaux, mon sternum et ma gorge. La solitude ne me plait plus. Il me faut l’apprivoiser à nouveau. Un kilomètre plus loin, je rejoins les premiers groupes de randonneurs. Leur présence me reconnecte à l’instant.
Déterminée à être en avance au rendez-vous, je cale mon pas sur mon objectif, désormais seule à battre la mesure.
Peu à peu, respirant amplement par le nez, je prends de la vitesse sans m’essouffler démesurément et remonte un à un la caravane de marcheurs, les dépassant d’un bon pas.
Pour trois heures seulement, le pèlerinage devient compétition, les kilomètres s’additionnent déversant leur dose d’endorphines, me laissant tout juste le temps de profiter des paysages.
Puis c’est la fin. Il est quatre heures du matin. Dans mon lit, chef d’orchestre insomniaque, je dirige un chœur de dix retraités. Endormis, ténors et barytons chantent au rythme de leur respiration, parfois à l’unisson, souvent mal accordés. Je balance mes bras en cadence, les basses à droite, quelques vocalises au fond, avant de rassembler le tout en un point fermé. Mais le chœur s’emballe et poursuit dans la nuit avancée. Les boules Quies vissées dans les oreilles, j’assiste, impuissante, à ce vacarme nocturne qui parfois diminue en intensité, laissant alors une brèche où s’engouffre mon sommeil mais si vite refermée qu’il s’évanouit aussitôt. La veille, même refrain, qui inspire à Amélia le slogan de sa marque de tee-shirt fictive : Il suffit d’un homme pour empêche cinq femmes de dormir. Le coupable, une conserve de cassoulet dans le ventre après vingt-deux kilomètres dans les jambes, a parasité le sommeil de cinq femmes.
Le train nous dépose à la gare d’Austerlitz à 21h21. Huit heures plus tôt, les jambes dans le vide, nous contemplons la carte postale grandeur nature. Conques et sa majestueuse abbaye, encaissée dans un nid de verdure, est un véritable trésor du patrimoine. Le concert d’orgue donné la veille, clôture idéale de cette semaine de randonnée, résonne encore à l’intérieur, nous plongeant dans un paisible état méditatif. Déconnectées.