Les gorilles des Virunga (2/2)
28 novembre 2018
Le premier jour de sa prise de fonction, elle a fait le choix de dédier sa vie à la protection de ces animaux, ces créatures magnifiques qui font l’emblème de cette région. C’est son devoir, pour son peuple et pour le monde. Mais cette région magnifique est un véritable terrain de chasse où la conservation n’a pas sa place. Trop d’intérêts en jeu qui placent le gorille à la place d’un parasite indésirable. Le braconnage, l’exploration pétrolière, les conflits armés, et même le tourisme maintenant, freiné par le risque d’attaques et d’enlèvements. L’insécurité omniprésente menace tous ceux qui se dressent pour la protection des gorilles des montagnes. La pression est si forte, mais elle tient, pour son frère et son grand-père, et s’il faut se battre pour cela, elle est prête !
Larika ! Larika ! Attends ! Derrière elle, un homme court et l’appelle, avec plus de souffle que de voix, pour ne pas éveiller l’attention des braconniers installés un peu plus haut. C’est Monouk, son ami, un guide hors pair et un chasseur redoutable. Il s’est élancé à sa poursuite peu de temps après son départ. En quelques enjambées, le voilà près d’elle. D’une poigne musclée, il attrape son bras : Arrête et regarde-moi ! Que vas-tu faire une fois que tu seras là-haut ?! Veux-tu mourir toi aussi, comme Kananwa, comme Barthelemei, Gombe et les autres ?. Il égrène le nom de quelques-uns des 175 rangers assassinés dans l’exercice de leur fonction. Furieuse d’être considérée comme une petite fille, Larika se débat, retenant ses larmes. Lâche-moi, tu me fais mal ! Tu les as vus comme moi ! Ils veulent les adultes et le dominant, il faut les sauver ! Lui tournant le dos, vexée, elle reprend ses jumelles. Les braconniers sont toujours camouflés dans leur cachette, immobiles. Ils ne sont plus loin.
En contrebas, elle aperçoit le groupe qu’ils viennent de quitter. Ils semblent agités.
Le directeur a le téléphone d’une main et son talkie-walkie de l’autre. Avec un peu de chance, l’hélicoptère est en patrouille dans les environs, mais le parc est immense et le temps qu’ils arrivent, cela risque d’être trop tard. Larika repense aux orphelins du Centre Senkwekwe. L’accueil et les soins qui leur sont prodigués sont merveilleux, et elle se plait de temps en temps à venir jouer avec eux, dispensant depuis peu un amour presque maternel à l’un des bébés tout juste sauvés. Cependant, cela demande des coûts financiers importants que le parc peine à pourvoir, et leur place n’est pas là !
Une pensée s’insinue subitement dans son esprit et la surprise lui donne l’élan pour se tourner aussitôt vers son ami. Tu vas te faire passer pour un mâle. On va les attirer vers nous, cela nous fera gagner du temps et mettra à l’abri la famille ! Bien que l’idée soit bonne, Monouk est pris d’une brusque colère. La situation est dangereuse et le risque grand. S’ils échouent, ils risquent la mort.
Les braconniers, avisés des lois qui les condamnent durement, sont particulièrement dangereux. Même si les rangers ont été formés avec une rigueur et une précision comparables à celles de l’armée américaine, les voilà en désavantage. S’il te plait, fais-moi confiance, on peut y arriver. Dans le regard doux, l’appel est ferme. Elle n’abandonnera pas, il le sent. Sans répondre, il s’élance à nouveau vers la pente, en direction des bandits.
Dans les derniers instants de cette course silencieuse, les cris des gorilles, de plus en plus insistants, accentuent leur angoisse. D’autres jeunes mâles sont venus en renfort auprès du premier. Les braconniers, immobiles, attendent patiemment le dominant au dos argenté qui, pour l’instant, refuse à se montrer. S’ils tirent maintenant, il s’enfuira et leur butin sera perdu.
Monouk s’arrête. Un rideau de végétation dense le sépare des braconniers. C’est l’endroit idéal pour jouer son acte tout en restant caché. Quelques mètres plus bas, couchée sur l’herbe, son fusil tenu à bout de bras, Larika a une bonne vision des hommes. D’un hochement de tête, elle lance le signal de départ à son partenaire.
Alors, après une ample respiration, une série de cris rauques vient emplir l’espace, filtrant le couvert forestier jusqu’au dehors. Tout autour, le silence se fait. A la manière d’un chaman désincarné, Monouk se replie sur lui, balance ses bras, adopte la position du gorille dominant et lance une salve de cris étouffés puis, de bons répétés, il frappe le sol de ses pieds larges, tel l’animal prêt à charger sur l’adversaire. De l’autre côté, alertés par les sons, les braconniers ont fait volte-face et s’avancent doucement, tapis dans les herbes. Le ranger se frappe la poitrine et lance quelques cris signalant à la famille un danger. Ceux-ci s’éloignent rapidement.
Les braconniers, sûrs de leur prise, avancent en groupe serré. Ils sont cinq mais seulement deux semblent armés. Les autres tiennent des cordes et des bâtons. Les voilà à la lisière de la forêt, ils ne vont pas tarder à apercevoir Monouk.
Soudain, Larika entend derrière elle le bruit inattendu d’une course. Des renforts ! Quatre rangers arrivent dans leur direction. En un instant, les fusils braqués les sommant à se rendre, les braconniers sont faits prisonniers. Larika et Monouk se regarde avec soulagement. Elle esquisse de ses lèvres un remerciement silencieux.
Alors que la troupe redescend, Larika fait demi-tour et s’élance à la recherche des gorilles. Refusant une nouvelle mise en danger, le guide l’accompagne. La famille s’est réfugiée plus haut sur la montagne, là où le ciel disparait dans une brume compacte, abritée par le couvert forestier. Par quelques sons appris de son grand-père, elle annonce sa venue en amie et se soumet aux gorilles. Assise par terre, à quelques mètres, elle les observe sans un geste. Les plus jeunes s’approchent avec curiosité ; l’un pose une main sur sa tête, un autre s’assoit à ses pieds en lui tournant le dos. D’un regard, elle évalue la taille de cette famille. Une douce plénitude l’envahit. Alors que, depuis leur poste d’observation plus bas, elle ne comptait que huit individus, voilà que deux femelles portent, dans leur épaisse fourrure noire, des bébés. Cela fait mille et un gorilles.
FIN

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