Royaume à la dérive (3/3)
Il entre dans l’une d’elles. Sur la feuille de soin accrochée au lit du malade, l’infirmier a écrit en lettres rouges : SURPÊCHE – CHALUTAGE. Le patriarche, âgé de cent cinquante ans, est allongé dans son vêtement orange. C’est l’Empereur, originaire des profondeurs.
- On avait entendu les nouvelles, il fallait rester caché, tout au fond dans l’obscurité. Alors on a attendu. Et puis voilà qu’un jour, par surprise, ils sont arrivés et ils ont tout raflé. Les immeubles, la crèche, le grand potager… Tout ! Tout a été décimé…, raconte-t-il avant d’expirer.
A ses côtés, le Grenadier de roche baisse la tête en silence.
- Sans logement et nulle part où aller, nombre d’entre nous ont péri.
Dans les chambres suivantes, aux pieds de corps mutilés ou handicapés par des squelettes déformés, les caractères majuscules épellent d’autres formes d’éradication, pêche électrique, à la dynamite ou fantôme.
Arrivé dans l’aile de luxe, il découvre les victimes collatérales des grandes campagnes d’éradication à la crevette notamment. Au mauvais moment au mauvais endroit. L’histoire l’attriste. Dauphins, phoques ou oiseaux plongeurs, entrainés par leur gourmandise, n’ont pas vu les filets se refermer sur eux. Les tortues marines, assaillies de mille maux, disposent d’un espace privé. C’est ici aussi que se trouve le cabinet renommé de chirurgie esthétique. La demande est si forte que la liste d’attente pour la pose d’ailerons de substitution est récemment passée à trois ans. Les requins patientent, guettés par l’asphyxie.
Avant de prendre l’escalier, le Seigneur des mers croise la Baleine à bosse qui sort de convalescence en bondissant gaiement. Par précaution, le médecin lui a ordonné des visites de contrôle régulières. Les riches familles de cétacés bénéficient de thérapies onéreuses, et pourtant, nombreuses sont celles qui demeurent dans le coma, sourdes à leurs congénères.
En arrivant au deuxième étage, il manque de glisser sur une grosse flaque noire ébène. D’autres tapissent le couloir et l’air d’une odeur asphyxiante. Les victimes attendent leur tour, à bout de force, sous un lourd manteau sombre et gluant. La salle des bassins de nettoyage chimique est bondée ; c’est la sept-centième marée noire en vingt ans. Dans les chambres du Service des grands intoxiqués, les moniteurs affichent des taux alarmants d’engrais chimiques, métaux lourds, solvants, micro-plastiques, substances radioactives et pétrole. Indifférents aux bips sonores, les patients gisent dans un état critique.
Poséïdon IV poursuit son chemin, soupire entre deux chambres, sourit aux blessés, dissimule son impuissance dans des paroles de réconfort puis continue, las. Sur le registre des espèces atteintes par les OMNI (Objets marins non identifiés) il dénombre plus de huit cent enregistrements. Une petite croix précise les rescapés, infimes, blessés ou handicapés à vie. Les contenus stomacaux des derniers patients opérés débordent d’une immense poubelle ; mégots de cigarettes, déchets plastiques en tous genre, polystyrène et matériel de pêche font la majorité.
Au troisième étage, le Service de rhumatologie accueille les coraux, spectres blancs de peur. La mort les a frôlés d’un courant chaud, certains ne s’en remettront pas. Les oursins, crustacés et mollusques sont ici en observation. Leur squelette ou structure calcaires montrent des signes de dissolution et de fragilité qui mettent gravement en péril leur survie.
C’en est trop ! Le jeune Dieu regagne la rue, abattu par la vision de son peuple agonisant. Il erre, désespéré, lorsqu’au détour d’une ruelle un attroupement l’empêche d’aller plus loin. Il s’arrête, bouche bée. Devant le bureau d’émigration d’Atlantide, une foule immense patiente en rangs serrés à perte de vue. Les familles attendent un visa pour des aires marines protégées ou pour les pôles. C’est l’exode. Près d’un guichet, des vociférations s’élèvent. La Police de l’Antarctique tente de retenir des crabes réputés pour décimer les populations indigènes. Tout à coup, l’un d’eux attrape l’officier de sa pince, lui tranche la tête d’un claquement sec et force le passage,
entrainant à sa suite un cortège d’individus affaiblis par la chaleur.
Cette nuit, il fait un cauchemar… Des marteaux-piqueurs posaient leur mèche sur les mégalopoles récifales et actionnaient la détente dans des vrombissements insupportables, réduisant en miette cathédrales et musées. Une pelleteuse raclait les décombres. Dans des jets d’encre noire, de gaz et de pierres, les populations étaient anéanties. C’était le chaos. Chacun voguait au hasard des courants, perdu dans l’immensité. Le cannibalisme se répandait. Des corps flottaient avant de sombrer sur un épais tapis de chair en décomposition remuant des effluves nauséabonds… Il se réveille en sueur quand un conseiller fait irruption dans sa chambre, haletant
- Sir, on a découvert près de trois milliards de tonnes d’armes. Arès les a coulées au fond de l’eau il y a cent ans. Les fuselages sont corrodés, on risque une contamination chimique sans précédent !
FIN

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