La chasse aux crocodiles
"Andry a tenu à récupérer les gilets de sauvetage stockés dans la paillotte de Mickael, en congé à Maintirano. En définitive, ils font un siège confortable et un bon isolant, alors que la pirogue remonte tranquillement le fleuve sous la gouverne d’Abdo. Assise au ras de l’eau, l’appareil photo sur les genoux, j’observe le paysage défiler au ralenti. Aux palétuviers se succèdent les palétuviers, trois heures durant, entre deux strates d’éternité miroitant l’écoulement paresseux du temps. Les oiseaux, perturbés dans leur chasse contemplative, s’envolent en m’offrant quelques jolies prises de vue. Tout en haut d’un arbre aux branches dénudées, un balbuzard pêcheur est au guet.
- Regardez sur la berge, il y a des empreintes, lance quelqu’un depuis la pirogue voisine.

La nature se fait discrète. Derrière la végétation luxuriante bordant le cours d’eau, elle s’imagine, sauvage. Une pintade détale en brisant quelques feuilles sèches sous l’œil mi-clos d’un crocodile nonchalant. Cette vie animale est un trésor à nos yeux desséchés par la vue quotidienne de sable et de poussière. La présence d’un terrier creusé dans la berge me fascine. Les jeunes crocodiles vivent cachés les premières années de leur vie, le corps tout entier englouti, les yeux posés sur la surface de l’eau. Seule la maturité leur offrira un droit d’hébergement sur la terre ferme. A leurs risques et périls.
Les nuages voguent en convois joufflus puis s’affinent sous les sursauts ardents du soleil avant de se reformer plus loin. La clarté faiblit dans sa chute, lente et continue, et lorsqu’enfin nous accostons, nos ombres s’allongent sur la berge.
Les premiers pas sont un soulagement pour les membres endoloris. Malgré l’envie naturelle qui me presse le bas-ventre, je ne quitte pas le sillage des chercheurs. C’est bon, la voie est libre, m’assure-t-on. J’ai à peine fait quelques mètres à l’écart quand des clameurs s’élèvent.
Trois crocodiles, l’un à côté de l’autre, leurs pattes antérieures si proches qu’ils semblent se tenir la main, prennent un bain de soleil. Le chercheur le plus âgé s’agenouille et entreprend de les mesurer. Sous les rafales d’un appareil photo, le jeune homme s’approche de la gueule entrouverte, impatient de tâter la denture carnassière. Une dent frémit. Dessous, à la manière des poupées russes, une autre, toute neuve, s’apprêtait à prendre le relais. La nature a fait son travail d’embaumeur, ne laissant à la lumière que des os à blanchir. La scène de crime laisse peu de doutes.
- Ils ont été braconnés, dit-il. Les chasseurs ont certainement fait un festin de leur viande avant de repartir avec la peau.
- Mais, qu’est-ce qu’ils peuvent en faire ? demande Ninah.
- La revendre aux Chinois certainement. Le commerce de peau de crocodile est impressionnant.

Les promesses suspendues

Journal de bord d'une éco-volontaire à Madagascar

Lauren Terrigeol
Commander
- Mais l’espèce est protégée, n’est-ce pas ? Et puis, je croyais qu’il y avait des fermes à crocodile dans la capitale, alors pourquoi braconner ?
- Parce que c’est une source de revenus, explique l’autre homme. Tout a commencé au début du vingtième siècle, avec la conquête de terres par les colons. Des campagnes d’éradication ont été lancées et les villageois étaient récompensés pour leurs prises qui alimentaient un gros marché de peaux. L’espèce était autrefois sacrée et protégée culturellement par la population mais dorénavant elle est considérée nuisible par la plupart des gens, notamment dans le cas d’extension de zones habitables et cultivables. Et pourtant on est très loin des densités de population rencontrées dans certaines régions d’Afrique.
- Le commerce de l’espèce est règlementé au niveau mondial par une Convention, la CITES, mais un texte de loi n’a jamais empêché le braconnage, et surtout pas à Madagascar, ajoute le premier.
La pénombre nous invite à rejoindre les pirogues. Les hommes démarrent un feu sous la menace des moustiques et de l’obscurité. La nuit sera propice à l’observation des crocodiles, m’explique la scientifique, car leur rétine prend dans l’obscurité une couleur pourpre décelable sous la lumière électrique.
Dans le ciel, tel une lanterne portée à bout de bras, un fin croissant de lune s’élève. Il est temps de repartir. Les pirogues glissent en silence. A l’affût d’un mouvement, je scrute les berges de la rivière balayées par les projecteurs des scientifiques. Une attente fébrile prend possession de nous.
- Là, il y en a un, vous le voyez ?
Les paroles s’élèvent comme un chuchotement dans le paysage faussement assoupi où une faune invisible nous épie.
- Où ? Non, je ne vois rien, dans l’eau ?
Le roulement des astres a inversé les rôles et dans le murmure des ténèbres, la nature ruse l’être humain de ses sens plus adaptés. Nous ne sommes plus qu’intrus, aveugles et malhabiles. L’ouïe succède à la vue et voilà que le bruit d’un éclaboussement nous alerte. Des exclamations fusent de la pirogue voisine (...)"

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