Les portes de l'ashram
Les portes de l'ashram

Lauren T.
Un ronflement gras brasse l’air moite à intervalles réguliers. Sur ma montre, une heure de plus. Je n’ai jamais été de cette catégorie d’être capable de s’endormir d’une pression indolente sur l’interrupteur de la conscience. J’ai le sommeil léger au pays des mille et une nuits. Plutôt Princesse au petit pois que Shéhérazade, je remue sur l’interstice qui me scie le bas du dos, à la jonction des deux sièges abaissés face à face. J’ai flotté tout la nuit à la surface du songe, tantôt l’effleurant avec la confiance du dormeur trop apprêté, tantôt l’implorant de soupirs endormis avec l’espoir d’une étreinte qui ne cesse de se dérober. A chaque gare, la lumière blafarde des néons embrase les rideaux puis ce sont des allées et venues chuchotées, des remous et bruissements de tissus, des cliquetis de valise et d’attaches en métal et chaque fois que le corps s’apprête à retomber dans sa torpeur, un sursaut d’angoisse le rattrape impitoyablement. Ranimé sur le champ par un vif sentiment d’urgence, il envoie les orteils en repérage, tâter l’angle près de la fenêtre, et puis mes bagages.
L’aube emplit progressivement le wagon et les voix se posent les unes contre les autres, murmurent des salutations inconnues, s’affirment et reprennent les conversations quittées la veille, des sièges sont relevés, on s’adosse et, du revers de la main, les plis s’effacent. Je me résigne à délaisser cette courte nuit. Dans l’exiguïté de mon recoin, un étirement en deux temps s’improvise.
L’absence de passager sur la couchette supérieure me permet de garder le lit, encore un peu, l’intimité masquée aux regards curieux ou insistants. La musique vissée jusqu’au fond des oreilles adoucit le dépaysement et devient bande-son du film en accéléré qui court en direction de Thiruvananthapuram, capitale de l'Etat du Kerala, à la pointe sud-ouest du pays. La tête appuyée contre le dossier, je m’évade à travers les herbes folles.
Le corps trop bien éveillé trépigne sur son support, s’agace d’être ainsi maintenu à l’horizontal, et ce long voyage qui n’en finit pas. Je plie les draps, enfile mes chaussures et pose les pieds sur un sol noir et collant d’une nuit de déambulations insomniaques. Les toilettes à l’odeur nauséabonde me renvoient sur mon siège. A l’attente. Je m’applique à faire oublier mes traits d’européenne en vadrouille derrière un visage impassible et la couverture d’un livre anglophone trouvé dans un hébergement de passage. Puis onze heures sonne l’entrée en gare. Tout à coup, c’est un déferlement de bagages et de passagers. Les interpellations criardes des vendeurs ambulants se répercutent sur le quai bondé. J’oscille péniblement sous mon sac-à-dos jusqu’au guichet. A peine trois pas dehors que me voilà déjà transpirant à grosses gouttes. La peau grasse et engourdie d’une nuit figée sans espace ni respiration, poisseuse, je prie en silence pour l’absence de contretemps.
- Trivandrum. One ticket please. At what time is the next train?
- 2.30 pm.
Le temps de me rassasier d’une assiette de curry et riz biryani dans une ambiance climatisée et je repars, toujours plus au sud. Kochi est une petite ville réputée pour ses impressionnants filets en porte-à-faux perchés le long de la côte. J’en avais fait le lieu de mon acclimatation au sortir de l’avion, quelques jours à déambuler sur la presqu’île du Fort, la partie la plus vieille et touristique aux influences coloniales diverses, avant de gagner Gokarna, au nord, il y a maintenant huit jours.
Des paysages de bord de mer, des lagunes et successions de palmiers défilent à la fenêtre. Le sud-ouest de l'Inde est réputé pour ses backwaters, des étendues d'eau de taille variable reliées dans les terres par des canaux dissimulés sous un couvert végétal dense et tropical ; un paradis pour les oiseaux et ces petits villages hors de vue installés les pieds dans l'eau. Et puis le long des rails, il y a tout ce que l’Inde en voyage jette par la fenêtre ; des bouteilles d’eau et restes de repas, des boites de polystyrènes et canettes. Une plantation de microparticules de plastiques prêtes à rejoindre l’océan et le grand cycle de l’eau. Vagabonds de l’insalubrité, chèvres, vaches sacrées ou miséreux paissent au milieu de ces décharges sauvages.
Entrée en gare. Pas précipités sur le hall carrelé. Je m’accroche aux écriteaux, cherche l’emplacement des tuk-tuk entre les bus et les taxis racoleurs. Ashram Sivananda, lancé-je, haletante.
On connait. Je m’enfile sur la banquette arrière et le sac tenu fermement à deux mains par crainte de le voir glisser sur la chaussée à chacun des revirements prestes du véhicule, je nous regarde quitter la ville pour rejoindre la nuit. Je refais le calcul maintes fois, j’additionne les temps de trajets et compte anxieusement les kilomètres jusqu’à l’arrivée. Je ne sais plus, n’était-il pas écrit sur le site internet que les portes ferment à partir d’une certaine heure ? Et s’ils ne me laissent pas entrer ? J’angoisse, comme toujours, du pire et de l’hypothétique. La route s’enfile en lacet dans une forêt noire, croise quelques silhouettes sur le bas-côté et, sur fond de moteur vrombissant, j’abuse de la télépathie pour presser mon chauffeur.
Après plus de vingt-quatre heures de voyage, sale et fatiguée d’un trop-plein de bruit et d’agitation, secouée par la foule, je passe les portes de l’ashram. Il me semble avoir bravé une tempête, une attaque de forces hostiles et une course de fond tout à la fois. J’entre dans une bulle, un confinement hors cadre, un cocon de verdure.
- Vous êtes française ?, me sourit la jeune femme à l’accueil.
Mes oreilles se figent. Soulagement de retrouver une compatriote. Les mots me manquent, je ne sais plus à qui de l’anglais ou du français dois-je me raccrocher.
- Combien de temps comptez-vous rester ?
- Deux semaines. Enfin, je crois…
On me tend des draps, une moustiquaire et un sourire, et je rejoins le dortoir des femmes.

Souvenir d'un séjour dans un ashram en Inde, à 20 ans

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