Royaume à la dérive (1/3)
écofiction
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1 juin 2019

Pourquoi ce texte ?

En avril 2019, le Muséum national d'histoire naturelle organise un concours littéraire intitulé Nouvelles de l'Océan. Il s'agit de mélanger la fiction et la science "dans une histoire au cœur des abysses". La catégorie Contes et légendes, à laquelle je décide de participer, demande de traiter des menaces qui pèsent sur la biodiversité marine. A cette époque, employée au Muséum, je travaille à l'élaboration de la Liste des espèces marines protégées de Mayotte. C'est d'ailleurs sur cette petite île de l'océan Indien que je finalise mon manuscrit, entre une plongée dans le lagon et un rendez-vous professionnel. Je vois dans cet exercice l'occasion de réunir les connaissances les plus actuelles sur les espèces menacées, et ma passion pour le monde marin.
J’ai choisi d'utiliser les divinités de la mythologie grecque comme figures allégoriques : Poséidon (Dieu de la mer et des océans), Gaïa (Déesse mère qui personnifie la Terre), Hermès (Dieu du commerce, des voleurs et des voyageurs, il dirige les vents), Arès (Dieu de la Guerre), Prométhée (Titan, c’est lui qui transmit la connaissance et le feu aux hommes).

Une bourrasque gifla la porte et des effluves salés s’engouffrèrent dans la pièce. Le visage empreint de majesté, le torse puissant, ceint d’un pagne bleu marine ruisselant jusqu’aux cuisses d’écailles argentées, il parut, splendide, une main agrippée à son trident. Et là, dans la tension de ce poing énorme, là, dans les os saillant sous la peau exsangue, seulement là, l’immense douleur qui l’habitait transparût.
- Docteur, cela devient insupportable ! rugît-il, son épaisse crinière noire ballotée par des épaules athlétiques. Cette fièvre n’en finit plus ! J’ai d’affreuses migraines, des nausées, et même de l’asthme ! Tout va de travers, je deviens fou… Quant à mon royaume, n’en parlons pas, c’est une véritable épidémie !
Dans le cabinet médical du Mont Olympe, entre le bar à vin de Dionysos et l’épicerie biologique de Déméter, Poséidon IV s’allongeât sur le divan au milieu d’un large bassin de nacre aux cristaux irisés. Le vieil homme, occupé à la lecture d’un épais manuel, leva un regard sévère, indifférent aux crises redoutées de son visiteur :
- Fou, je ne crois pas, mais impertinent, certainement. Jeune homme, faut-il que vos pouvoirs divins vous ôtent tout savoir-vivre que vous ne sachiez frapper avant d’entrer ?
- Ah, docteur, ma souffrance excède de loin tous mes pouvoirs. Je ne suis plus moi-même depuis quelques temps, cet état physique me ronge le moral.
Dans ses yeux d’un bleu infini, sources du monde et palais de l’âme, la détresse brouilla le reflet des étoiles.
- Bon, bon. Tout d’abord, rappelez-moi l’adresse de votre affectation.
- Planète Terre, 3ème rocade du Système solaire, Voie lactée.
- Date et lieu de naissance ?
- Téthys, deux cents millions d’années.
- Ah oui, je me souviens que l’accouchement a été… explosif, si je puis dire. Bien, maintenant, reprenez en détails et racontez-moi ce qui vous arrive.
- Tout a commencé il y a soixante-dix ans, peut-être plus, je ne sais plus… J’étais allongé contre grand-mère Gaïa quand de petits picotements se sont fait sentir. Au début, je n’y ai pas vraiment prêté attention, le phénomène est naturel me suis-je dit, cela passera ; mais tout s’est amplifié et pire encore ! Je ressens une chaleur stagnante dans mes entrailles, je m’essouffle au moindre effort et puis j’ai l’impression d’enfler continuellement. Et alors même que je perds l’appétit, mon estomac s’alourdit et me cause d’insupportables douleurs. Aah ! Vous entendez ?! Il y a ce bruit qui résonne dans ma tête et me martèle les tympans à longueur de journée ! Je ne connais plus le silence, cela m’épuise... J’ai pris du Tsunamicilline® mais cela n’a fait qu’aggraver mon indigestion.
Deux sillons verticaux s’enfoncent dans le visage parcheminé du médecin. Celui-ci, penché au-dessus d’un carnet qu’il noircit de notes et de points d’interrogation, voit dans ce patient à l’équilibre complexe et fragile un cas d’étude inédit.
- Écoutez, je ne vous cache pas que je suis un peu inquiet. D’après votre dossier, certains symptômes ressemblent à ce que vous rapportiez il y a quelques milliers d’années, mais pour le reste, c’est un mystère.
Il s’approche de Poséidon IV, prend son poignet d’une main et ferme les yeux.
- C’est bien ce que je pensais, la circulation thermohaline semble affectée, dit-il à mi-voix. Je sens de gros blocage internes, l’énergie vitale ne tourne pas correctement... Vos courants profonds devraient transporter la chaleur jusqu’aux extrémités, mais cela stagne actuellement ce qui cause de gros déséquilibres dans l’ensemble du corps. Suivez-moi, lance-t-il en quittant la pièce, nous allons faire quelques analyses.

En arrivant devant les grilles de son palais, merveille architecturale d’Atlantide, Poséidon IV est accueilli par les manifestants. Des banderoles s’agitent, scandent la colère, la pénurie de logements, la violence subie, les maladies et la faim. Des décennies que cela dure et chaque année, les rangs grossissent.
Honteux, il baisse la tête et glisse dans la passe récifale, laissant dans son sillage la plainte s’assoupir. Il rejoint la salle du trône pour se recueillir devant l’œuvre sacrée. Depuis la nuit des temps, chaque être vivant entreprend une fois dans sa vie un pèlerinage pour l’honorer. Les offrandes accumulées forment la mémoire du monde marin. Si belle et si fragile, l’Art Brespiratoire est une sculpture couverte de perles vertes scintillant sous le feu solaire, reliées entre elles par un enchevêtrement de fils délicatement tissés. La structure conique gigantesque repose en équilibre sur une pointe de porcelaine. Émergeant de la cheminée centrale, une brume flotte dans la pièce dans des mouvements de va et vient. Des agents sont à l’œuvre jour et nuit afin d’assurer le mécanisme de la pompe, pendant que peintres et sculpteurs évoluent sur les échafauds dans une quête infinie de perfection. Hier, un mécanicien a découvert un déséquilibre de deux degrés. Aussitôt, le souverain a décrété l’état d’urgence et interdit l’entrée aux pèlerins, une première depuis son règne, déclenchant de vives protestations. L’œuvre est unique, capitale pour le maintien du royaume, a-t-il expliqué à la foule. Si elle tombe, c’est l’apocalypse !

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