Le géant Erasmus
Le géant Erasmus

Lauren T.
Derrière elle, dans les quelques mètres carrés d’un blanc chirurgical, ses deux valises de possessions sont rangées soigneusement. Une autre chambre pour les neuf prochains mois, le temps d’accoucher de soi, transformée par l’expérience. Une première mue. Elle a disposé ses affaires de toilette dans l’étroite salle de bain attenante, ses livres et bijoux sur la commode, ses carnets dans un tiroir. Autant de parcelles d’identité pour ne pas se perdre dans l’inconnu. Par la fenêtre sous un ciel voilé, elle a vue sur des immeubles rectangulaires à quatre étages identiques au sien, remplis d’étudiants. Décor monotone où les arbres s’égrènent ici et là. Nulle montagne à l’horizon pour s’évader, nul repère. Seule, déracinée, elle ne connait personne et personne ne la connait. Est-ce que cela aurait été différent si elle avait participé aux deux semaines d’accueil réservées aux étrangers ?

Bien sûr, elle avait choisi. L’échappée nordique, les visites tous frais payés, l’école buissonnière à traquer les mousses et les champignons aux formes hétéroclites dans les sous-bois du pays. Son œil s’accroche à d’autres photos. Des maisons couleur rouge Falun, des figurants en tenue d’époque, des lynx, un ours brun, des élans, cette faune sauvage tapie dans l’ombre qu’ils avaient observée à travers les grilles du parc Skansen à Stockholm. Bien sûr, elle avait accepté avec joie cette proposition de vacances en famille, découvrir ensemble ce pays d’accueil, commencer à en déchiffrer la langue et retarder secrètement le moment où on la laisserait dans cette chambre comme on laisse un enfant devant la classe à sa toute première rentrée. Elle avait troqué l’adaptation contre l’exploration. Elle est tombée dans le bain sans transition. Elle a manqué la période d’orientation destinée aux étudiants étrangers, les cours d’introduction au suédois et l’opportunité de créer des liens, facilitée par la curiosité des premiers jours. L’expatriation rapproche.
Est-ce qu’elle aurait déjà été remplie d’un groupe d’amis comme Sonia, l’autre française croisée deux fois dans le couloir en coup de vent tant elle semble accaparée par ses nouvelles amitiés en provenance de toute l’Europe ? Est-ce qu’elle aurait eu moins peur ? Comment sympathiser avec cette petite ville qui ne parle pas sa langue ?

Elle grimace en se redressant sur la chaise. Sa main malaxe la chair à la base de sa nuque. Depuis qu’elle a pris les rênes de son quotidien, ses épaules se figent sous la pression. L’anxiété la pénètre de force la nuit tombée, s’essouffle le temps du repos pour revenir aux premières lueurs matinales dans des battements cardiaques accélérés. Pourtant, elle est déjà partie. Quelques semaines au pair ou volontaire. Cet été, elle s’en est allée rejoindre seule un chantier participatif en Espagne pour en revenir pleine de nouvelles amitiés en provenance de toute l’Europe. Mais ici, elle court en vain après une main apaisante. Jusqu’alors, elle s’est laissée guider dans l’existence, docilement, à justifier chaque fait de sa volonté auprès de l’autorité parentale. Et maintenant qu’elle doit se prendre en charge au singulier, elle pulse tel un métronome désaxé. On lui offre l’autonomie, pas la liberté. Intégrer l’engrenage d’un système, d’une institution, vivre dans un autre pays a son lot de contraintes et d’arrangements administratifs. Ouvrir un compte en banque, faire une demande de permis de résidence, régler l’assurance, acheter une carte de bus, s’inscrire à une Nation, trouver un vélo, et tout cela à côté de l’université. Elle se souvient d’une phrase enseignée au collège. La peur, c’est l’inconnu. Il y a tant de rôles à jouer dont elle ne connait pas les codes, l’étudiante Erasmus, la colocataire, la citoyenne expatriée, l’anglophone, le droit chemin et la réussite.

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